samedi 18 avril 2009

LES AMOUREUX DE LA BONNE CUISINE... ET LES AUTRES...


CHARLES DICKENS A ÉCRIT:

................Je me procurais mon déjeuner, qui se composait d’un petit pain d’un sou et d’un sou de lait. J’avais un autre petit pain et un morceau de fromage qui m’attendaient dans le buffet, sur une planche consacrée à mon usage, pour mon souper quand je rentrais. C’était une fière brèche dans mes six ou huit shillings ; je passais la journée au magasin, et mon salaire devait suffire aux besoins de toute la semaine. Du lundi matin au samedi soir, je ne recevais ni avis, ni conseil, ni encouragement, ni consolation, ni secours d’aucune sorte, de qui que ce soit, aussi vrai que j’espère aller au ciel.
J’étais si jeune, si inexpérimenté, si peu en état (et comment eût-il pu en être autrement ?) de veiller moi-même à mes affaires, qu’il m’arrivait souvent, en allant le matin au magasin, de ne pouvoir résister à la tentation d’acheter des gâteaux de la veille, vendus à moitié prix chez le restaurateur, et je dépensais ainsi l’argent de mon dîner. Ces jours-là, je me passais de dîner, ou bien j’achetais un petit pain ou un morceau de pudding. Je me rappelle deux boutiques où on vendait du pudding, et que je fréquentais alternativement suivant l’état de mes finances. L’une était située dans une petite cour derrière l’église de Saint-Martin, qui a disparu maintenant. Le pudding était fait avec des raisins de Corinthe de première qualité, mais il était cher, on en avait pour deux sous une tranche qui n’aurait valu qu’un sou si la pâte en avait été moins exquise. Il y avait dans le Strand, dans un endroit qu’on a reconstruit depuis, une autre boutique où l’on trouvait de bon pudding ordinaire. C’était un peu lourd, avec des raisins tout entiers situés à de grandes distances les unes des autres, mais c’était nourrissant, et tout chaud à l’heure de mon dîner qui se composait souvent de cet unique plat. Quand je dînais d’une façon régulière, j’achetais un pain d’un sou et un cervelas, ou je prenais une assiette de boeuf de huit sous chez un restaurateur, ou bien encore j’entrais dans un misérable petit café situé en face du magasin, et qui portait l’enseigne du Lion avec quelque autre accessoire que j’ai oublié, et je me faisais servir du pain, du fromage et un verre de bière. Je me rappelle avoir emporté un matin du pain de la maison, et l’avoir enveloppé dans un morceau de papier comme un livre, pour le porter ensuite sous mon bras chez un restaurateur de Drury-Lane, célèbre pour le boeuf à la mode ; là je demandai une petite assiette de cette nourriture recherchée. Je ne sais pas ce que le garçon pensa de cette petite créature qui arrivait ainsi toute seule ; mais je le vois encore me regardant manger mon dîner, et appelant l’autre garçon pour jouir du même spectacle ; et je sais bien que je lui donnai un sou pour lui, et que j’aurais bien voulu qu’il le refusât.
Nous avions une demi-heure, il me semble, pour prendre notre thé. Quand j’avais assez d’argent, je prenais une tasse de café et une petite tartine de pain et de beurre. Quand je n’avais rien, je contemplais une boutique de gibier dans Fleet-Street ; j’allais quelquefois jusqu’au marché de Covent-Garden pour y regarder les ananas. J’aimais aussi à errer sous les arcades mystérieuses des Adelphi. Je me vois encore un soir, au sortir de là, transporté dans un petit cabaret, tout à fait sur le bord de la rivière, avec un petit terrain devant, sur lequel des charbonniers étaient en train de danser. Je me demande ce qu’ils pensaient de moi.
J’étais si jeune, et si petit pour mon âge, que parfois, quand j’entrais dans un café où je n’étais pas connu, pour demander un verre de bière ou de porter pour me désaltérer après dîner, on hésitait à me servir. Je me rappelle qu’un soir d’été, j’entrai dans un café, et que je dis au maître :
« Qu’est-ce que vaut un verre de votre meilleure ale, tout ce que vous avez de meilleur ? » C’était une occasion extraordinaire, je ne sais plus laquelle, peut être mon jour de naissance.
– Cinq sous, dit le maître de café, c’est le prix de la véritable ale de première qualité.
– Eh bien ! dis-je en tirant mon argent, donnez-moi un verre de la véritable ale de première qualité, et qu’elle mousse bien, je vous prie. »
Il me regarda de la tête aux pieds par-dessus son comptoir en souriant, et au lieu de tirer la bière, il appela sa femme. Elle vint, son ouvrage à la main, et se mit aussi à m’examiner. Je vois encore le tableau que nous figurions alors. Le maître du café, en manches de chemise, s’appuyant contre le comptoir, sa femme se penchant pour mieux voir, et moi, un peu confus, les regardant de l’autre côté. Ils me firent beaucoup de questions sur mon nom, mon âge, ma manière de vivre, ce que je faisais, et comment j’étais arrivé là. À quoi je suis obligé de dire que, pour ne compromettre personne, je fis des réponses assez peu véridiques. On me servit un verre d’ale qui n’était pas de première qualité, je soupçonne, mais la maîtresse du café se pencha sur le comptoir et me rendit mon argent en m’embrassant d’un air de pitié et d’admiration.
Je n’exagère pas, même involontairement, l’exiguïté de mes ressources ni les difficultés de ma vie. Je sais que si M. Quinion me donnait par hasard un shilling, je l’employais à payer mon dîner. Je sais que je travaillais du matin au soir, dans le costume le plus mesquin, avec des hommes et des enfants de la classe inférieure. Je sais que j’errais dans les rues, mal nourri et mal vêtu. Je sais que, sans la miséricorde de Dieu, l’abandon dans lequel on me laissait aurait pu me conduire à devenir un voleur ou un vagabond.
Avec tout cela, j’étais pourtant sur un certain pied, chez Murdstone et Grinby.


David Copperfield, 1849-1850.

1 commentaire:

colibri a dit…

Oh, Henriette, que de souvenirs, que de souvenirs, ce David Copperfield qui m'en avait arraché des larmes de crocodile... J'ai dû le lire au moins trois fois ado, encore autant adulte, et je crois bien que ce rappel me donne envie de le relire encore et encore : aujourd'hui, je savourerai sans doute à leur juste valeur ces merveilleuses descriptions... culinaires ! J'aime la poésie qui se dégage de l'écriture de Dickens... et ce n'est qu'une traduction ! Bisous.

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